Fin juillet, un gros éditeur pour lequel j'avais bossé une fois il y a deux ans m'a proposé un job court et sympa, mais payé des clopinettes. J'ai discuté le tarif et obtenu gain de cause en offrant de lui rendre mon boulot le 15 août au lieu du 15 septembre qui était sa date butoir. Le 8 août, je lui ai envoyé un mail pour lui dire que ma traduction était prête, et que je la lui remettrais dès réception de mon contrat. Réponse: "Ah, c'est dommage car avec les vacances, il va falloir attendre début septembre pour tout ce qui est paperasse". J'ai dit que pas de problème, j'attendrais. Je me trouvais déjà bien gentille d'avoir non seulement commencé, mais fini le boulot sans avoir touché le moindre centime; il était hors de question que je le lui donne avant d'avoir au moins reçu un engagement signé de sa part. Ma bonne volonté et ma foi en autrui ont leurs limites.
Début septembre, pas de nouvelles. Le 3, j'envoie un mail poli pour demander gentiment où nous en sommes. Silence radio. Le 10, je renvoie un mail bref mais toujours aussi poli (après avoir envisagé des versions qui l'étaient beaucoup, beaucoup moins) pour signaler que j'attends une réponse à mon mail précédent et, accessoirement, un contrat. Je suis de mauvais poil pour diverses raisons, et je commence à me dire que je vais peut-être écoper de mon premier impayé en presque 20 ans de métier. Je fulmine contre les gens qui ne tiennent pas leurs engagements et qui n'ont même pas le courage de l'assumer. Ma tension grimpe, mon moral dégringole, et je rumine jusqu'au milieu de la nuit alors que je n'ai déjà presque pas dormi la veille et que je dois me lever tôt le lendemain pour me traîner chez le dentiste.
La colère. C'est sans doute le deuxième truc qui me pourrit le plus la vie après mes angoisses irrationnelles. Depuis toujours, l'incompétence des autres et le manquement à la parole donnée me mettent dans des états de rage proches de l'apoplexie. Dans ma vie professionnelle, je livre toujours le meilleur travail dont je suis capable, et en respectant les délais convenus. J'ai été en retard deux fois en presque 20 ans: de 24h au moment où j'ai divorcé et déménagé de manière impromptue aux USA, et de 48h quand mon père est tombé malade et que j'ai foncé à Toulouse pour soutenir ma famille. Quand je me fais opérer de mon endométriose et que je passe une semaine sans pouvoir m'asseoir? Je rends quand même à l'heure. Quand je romps avec l'homme qui partageait ma vie depuis 7 ans? Je rends quand même à l'heure. Quand je dois faire piquer mon chat bien-aimé? Je rends quand même à l'heure. Quand mon père meurt, que je dois prendre huit jours de congé pour descendre à ses obsèques et que je traîne mon chagrin comme une âme en peine pendant les mois qui suivent? Je rends quand même à l'heure. Et si j'ai merdé, dès que je m'en aperçois, je préviens qui de droit, j'explique ma bourde, je m'excuse platement et je propose un moyen de rattraper le coup. Je prends mes responsabilités, quoi.
On pourra arguer qu'en tant que free lance, la fiabilité est un moyen de préserver mon gagne-pain. Ce n'est pas faux. Mais dans ma vie privée aussi, je m'efforce de traiter les autres comme j'aimerais qu'ils me traitent. Je suis honnête, et je ne reviens pas sur la parole que j'ai donnée. Le corollaire, c'est que beaucoup de gens me trouvent dure et intransigeante, parce que je les condamne quand eux-mêmes manquent à leurs engagements ou se conduisent d'une manière que j'estime incorrecte. Et puis pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines ou même, dans les cas extrêmes, plusieurs années (je n'ai toujours pas digéré le comportement de mon ex lors de notre séparation), je rumine contre ces sales cloportes, je leur lance mille malédictions créatives, je m'indigne de l'absence de justice immanente ou de retour de boomerang karmique, je me traite d'idiote pour me conformer à des critères moraux visiblement d'un autre âge. Je suis furieuse et amère. Je ressasse à mort. Je pourris ma vie et celle de mon entourage innocent.
Mardi en fin de matinée, donc, je sortais de chez le dentiste avec un affreux goût de sang et de sel dans la bouche, mais le plaisir de savoir que je n'y retournerais a priori pas avant un an. J'avais quelques heures de libres devant moi, et c'était une magnifique journée d'été indien, tout à fait indiquée pour flâner dans les rues baignées de soleil ou bouquiner au frais en terrasse. Je me suis offert le dernier album de Vanessa Paradis et un chouette roman culinaire traduit du japonais. Je suis passée chez mon libraire bédé préféré, qui m'a appris que Fred Bernard dédicaçait chez eux samedi après-midi. Mais bien que contente, je n'arrêtais pas de penser au silence du fameux éditeur, et ma colère intérieure était en train de parasiter une belle journée qui ne reviendrait jamais - comme elle avait déjà parasité des tas d'autres journées et de nuits, sans aucun résultat puisque les cloportes étaient restés des cloportes.
Alors que je descendais en grommelant tout bas vers mon petit resto préféré dans l'idée d'y déguster une ardoise fraîcheur à côté de la fontaine gazouillante, j'ai senti un déclic se produire en moi. J'ai décidé que le fameux éditeur m'avait déjà potentiellement volé une semaine de mon travail, et qu'il ne me volerait pas en plus ma tranquillité d'esprit - qu'il ne me priverait pas de profiter de ce moment et de cette arrière-saison que j'adore. J'ai décidé que désormais, quand je serais confrontée à ce genre de déconvenue, je prendrais les mesures nécessaires pour faire respecter mes droits ou ma personne, mais qu'au-delà de ça, je ne laisserais pas mon immense contrariété me pourrir la vie. Les gens se comportent comme des cloportes? C'est leur choix. Je ne peux pas les forcer à s'élever au-dessus du niveau du sol. J'ai toujours refusé de m'abaisser à leur niveau, mais à partir de maintenant, je ne les laisserai plus affecter mon moral. Je traiterai le problème froidement, sans y mettre d'affect. J'accepterai le fait que même quand on a raison, on ne gagne pas toujours. Que mes standards, mon idée de ce qui est correct et juste, ne sont tout simplement pas la norme. Que c'est la vie, et que oui c'est rageant, mais qu'il y a des choses plus graves.
Mardi dans cette petite rue, j'ai renoncé à la colère certes justifiée mais qui m'empoisonnait la vie depuis trop longtemps. Et j'ai passé un délicieux après-midi à me sentir légère, comme délivrée d'un énorme fardeau.
En rentrant chez moi, j'ai trouvé un mail du fameux éditeur m'annonçant que le contrat avait été expédié le matin même, qu'il était désolé de ces lenteurs administratives et encore plus embêté que moi car coincé au niveau éditorial en attendant la remise de ma trad.
J'ignore quelle est la morale de cette histoire. Probablement qu'à défaut d'un effet boomerang, le karma a un drôle de sens de l'humour.