C'est assez spectaculaire, une attaque de panique.
Il suffit d'un détail insignifiant en apparence pour que les pensées noires qui tournent en tâche de fond dans votre cerveau depuis des semaines, voire des mois, échappent à tout contrôle, toute tentative de vous concentrer sur autre chose afin de maintenir une illusion de normalité. Et vous voilà happé dans une spirale infernale. Votre coeur s'emballe; un étau vous comprime la poitrine; vous suffoquez; vous êtes pris de tremblements irrépressibles et vous avez l'impression atroce que vous êtes en train de mourir.
Tout a commencé le 2 mars de l'an dernier, quand mon amie Brigitte est décédée des suites d'une longue maladie, comme on dit pudiquement. Et que j'ai soudain pris conscience de ma propre mortalité. Jusque là, je me sentais passablement invulnérable. J'avais une attitude assez désinvolte envers les questions de santé, persuadée que de nos jours la médecine venait à bout de tout ou presque. Ma seule vraie inquiétude, c'était au contraire de vivre trop vieille et de traîner lamentablement la fin de mon existence gâteuse dans une sordide maison de retraite.
Et puis tout a basculé dans l'autre sens. Désormais, au moindre petit bobo, à la moindre sensation étrange, j'imaginais un crabe en train de me ronger de l'intérieur. Je me voyais déjà sur un lit d'hôpital, réduite à l'état de pauvre loque incapable de subvenir seule aux plus basiques de mes besoins, entièrement dépendante de la bonne volonté d'autrui, n'ayant plus aucun contrôle sur ma propre vie. Le soir dans mon lit, alors que le sommeil tardait à venir, je mettais en scène mon enterrement et je pleurais en silence pour ne pas réveiller Chouchou.
Ca a duré un an, avec des périodes très difficiles et d'autres où j'avais l'impression de reprendre le dessus. Puis en avril, lors de ma visite de contrôle annuelle, j'ai interrogé ma gynéco sur les conséquences potentielles de mon endométriose. Elle m'a dit que cette maladie augmentait mes risques de développer un cancer des ovaires ou de l'endomètre. J'ai demandé comment on pouvait dépister ceux-ci. "On ne peut pas avant de commencer à ressentir de violentes douleurs abdominales dans le cas du premier, ou d'avoir des saignements anormaux dans le cas du second. A ce stade-là, il est souvent déjà trop tard, et le taux de survie à 5 ans est de moins de 20%". (Sa réponse était moins brutale; je résume.)
Depuis, mon esprit s'est transformé en royaume cauchemardesque. Dans ma vision du monde totalement déformée, tout n'est qu'agression latente et catastrophe potentielle. J'entends le tic-tac d'un compte à rebours et je ne sais pas combien de temps il lui reste à égrener. La réalité m'apparaît comme une illusion trompeuse, un voile derrière lequel tous les gens que je croise sont sont des monstres hideux animés par la seule volonté de nuire, tous les objets des pièges mortels en puissance. Je ne prends plus l'avion que quand je ne peux pas faire autrement; je n'ose plus me promener seule après la tombée de la nuit; je supporte de moins en moins la foule et les espaces confinés.
Mercredi soir, quand je suis arrivée chez moi et que j'ai réalisé qu'il y avait probablement des termites dans ma charpente, j'ai aussitôt eu l'impression de voir à travers les murs et à l'intérieur des poutres un grouillement de millions d'insectes qui rongeaient ma maison, mon sanctuaire, mon exosquelette comme un cancer rongerait mon corps. J'ai traîné le matelas de mon canapé convertible dans mon bureau et je me suis recroquevillée dessus le pouls battant dans les tympans et le coeur dans la gorge. A deux heures du matin, j'ai fait une première attaque de panique. A cinq heures du matin, une autre. A cinq heures vingt, dans tous mes états, j'ai appelé Chouchou à Bruxelles pour qu'il me parle et que sa voix me ramène à la réalité. Et à neuf heures, j'ai contacté mon généraliste pour qu'il passe chez moi dans la matinée.
J'avais honte de le faire venir pour quelque chose qui me semblait aussi ridicule. Rationnellement, je sais que le cancer n'est pas une maladie contagieuse, que ce n'est pas parce qu'une de mes amies en est morte que cela va m'arriver aussi, que le cancer des ovaires spécifiquement n'est pas hyper répandu et que même en ayant plus de "chances" que la moyenne d'en développer un, les statistiques restent largement de mon côté. Tout comme je sais qu'il existe des traitements contre les xylophages, que les charpentes abîmées se réparent et que les travaux ne seraient pas à ma charge seule mais à celle de toute la copropriété. J'ai conscience aussi que l'inquiétude n'empêche pas les choses négatives de survenir et les gens d'en souffrir: elle empêche juste de profiter de la vie un maximum pendant qu'on peut. Mais ces derniers temps, et surtout la nuit quand je n'ai rien d'autre avec quoi m'occuper l'esprit, ma raison n'a plus voix au chapitre.
Je me trouve pathétique de me mettre dans des états pareils pour rien, pitoyable de ne pas réussir à contrôler mes propres pensées, moi qui aime me vanter d'avoir une volonté capable de venir à bout de tout ou presque. J'ai toujours regardé avec une certaine condescendance les gens qui recouraient aux anti-dépresseurs ou aux services d'un psy. La vie a toutes sortes de façons de vous enseigner l'humilité. Depuis mercredi matin, je suis sous Deroxat et Xanax. Et carrément détendue du shorty, pour le coup. Attendu que ces médocs ne soignent que les symptômes et pas la cause profonde, je n'ai pas l'intention de les prendre plus longtemps que nécessaire. Dès mon retour de vacances, j'entamerai une thérapie comportementale. Je n'y crois pas vraiment mais je n'ai pas d'autre solution à proposer, et je ne me sens plus la force de continuer comme ça.