
Ma voisine s'appelle Solange. Elle a eu 85 ans le mois dernier. Elle vit seule dans l'appartement en face du mien, après avoir enterré deux maris et un de ses cinq enfants décédé d'un cancer du pancréas. Elle a des tas de petits-enfants et même d'arrière-petits-enfants, mais le seul qui vient la voir, c'est le prof de natation quasi-trentenaire qui lui apporte ses chemises à repasser tous les mercredi, et qui en profite pour se faire offrir à déjeuner.
Ma voisine est un peu sourde mais ne se fait pas appareiller parce que c'est cher et mal remboursé par la mutuelle. Elle y voit de moins en moins bien et elle a des douleurs chroniques dans une épaule, mais enfin, elle est encore assez vaillante pour son âge. Tous les matins, elle traîne son caddie à roulettes jusqu'au Super U du coin pour y acheter ses quelques provisions de la journée, et elle remonte les deux étages à pied avec.
Du temps où je vivais à Monpatelin, elle me gardait les chats quand je partais en vacances, en échange de quelques billets pour arrondir sa maigre retraite, "seulement 925 euros par mois alors que j'ai bossé dur toute ma vie, vous vous rendez compte?". Ma voisine était femme de boucher, et bien sûr, elle travaillait sans statut ni couverture sociale, de sorte qu'elle n'a droit qu'à la pension de reversion de son second mari. Quand elle a cessé son activité, elle a vendu sa boucherie et partagé les sous entre ses enfants. Maintenant, elle vivote tant bien que mal.
Ma voisine regarde beaucoup la télé, surtout TF1. Elle est contre l'avortement, parce qu'il n'y a qu'à faire attention avant de coucher et sinon, ben on assume, et contre l'immigration, parce qu'il faut laisser le travail aux Français. Elle n'est pas méchante pour deux sous; simplement, elle est le fruit d'une autre époque, et elle croit que tout ce que raconte le journal de 20h est parole d'Evangile.
Ma voisine relève mon courrier quand je ne suis pas là. De mon côté, je lui envoie des cartes postales chaque fois que je pars en voyage; je lui rapporte systématiquement un magnet pour son frigo et de menus souvenirs comme un savon à l'huile d'olive d'Istanbul ou une plaque de délicieux chocolat suisse de Lausanne. La veille de mes départs, je passe la voir pour bavarder un peu et lui donner les produits intacts qui restaient dans mon frigo - les yaourts que je n'ai pas mangés, les fruits et légumes achetés en trop chez le petit primeur où elle ne se sert jamais parce que c'est trop cher.
Vendredi dernier, donc, je lui rends visite. Comme toujours, elle commence par se plaindre doucement de ses petits bobos et de ses enfants qui ne viennent jamais la voir. Elle rit, presque embarrassée d'avouer qu'elle crève de solitude. Puis elle me demande de mes nouvelles.
ELLE: - Ah tiens, j'ai vu à la télé qu'ils allaient baisser la TVA sur les livres.
MOI: - Euh, non, en fait, elle va augmenter.
ELLE: - Vous êtes sûre?
MOI: - Assez, oui. D'ailleurs ça fait tout un tollé dans le monde de l'édition. Déjà que c'est la crise...
ELLE: - Oh, vous savez, la crise, la crise... On en parle beaucoup, mais vous les voyez, vous, les effets de la crise?
MOI (les yeux ronds): - Un peu, quand même. Le chômage n'arrête pas d'augmenter, il y a de plus en plus de SDF, et même les ménages avec deux salaires modestes ont du mal à boucler leurs fins de mois.
ELLE: - Ah, le chômage, c'est la faute des Italiens qui viennent prendre les postes de cadres à Paris! Alors que leur pays est beaucoup moins endetté que le nôtre!
MOI (un poil hagarde): - Hum, je ne crois pas qu'on puisse mettre la crise française sur le dos des immigrés italiens.
ELLE: - Ils l'ont dit à la télé.
MOI (avec un sourire forcé): - Vous savez, il ne faut pas croire tout ce qu'on raconte. Les média ne sont pas indépendants...
ELLE: - Oh, et puis de toute façon, quand on veut se débrouiller, on y arrive, hein. Moi par exemple, je suis inscrite aux Restos du Coeur.
MOI (sans voix): - ...
ELLE (sur un ton presque guilleret): - Notez, je consomme jamais ce qu'ils me donnent; c'est surtout des pâtes et du riz, et moi, je suis plutôt pommes de terre, vous voyez? Du coup, je distribue à ma femme de ménage, cette fainéante qui arrive à huit heures moins le quart et qui repart une demi-heure plus tard après m'avoir à peine passé un coup d'aspirateur, et même pas dans les coins!
MOI (hésitante): - Vous savez que les Restos du Coeur n'ont pas de quoi satisfaire toute la demande, avec le nombre de gens en difficulté depuis quelques années? Si vous ne vous servez pas de ce qu'ils vous donnent, ce serait peut-être mieux de le laisser à d'autres, non?
ELLE: - Ah, mais puisque j'y ai droit!
Je n'ai pas su quoi répondre. Depuis vendredi, je cherche, et quatre jours plus tard, je n'ai toujours pas trouvé. Bien sûr, j'aurais pu m'indigner contre ses enfants qui savent que leur mère va aux Restos du Coeur et qui, à quatre et alors qu'ils ont tous un bon job et une belle maison, n'arrivent pas à se cotiser pour verser 100 ou 200 euros mensuels à une femme qui leur a donné tout ce qu'elle possédait. J'aurais pu, mais je ne vois pas à quoi ça aurait servi à part à retourner le couteau dans la plaie.
Le mois prochain, je prévoierai plus large pour les courses. Mon primeur aura sûrement de jolies pommes de terre.